Les tribulations d’un (ex) astronome

La voie Jackson

mardi 11 mai 2010 par Guillaume Blanc

De Gérard Herzog. Un bouquin qui n’est plus édité, mais que l’on trouve chez les bouquinistes qu’ils soient réels ou virtuels. Je l’ai commandé d’occasion sur internet, après en avoir entendu parlé ici et là. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre — un livre sur la montagne assurément — et je ne fus pas déçu !

« — Il y a des mecs... Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici ?
— Et nous, murmure Charlot, qu’est-ce qu’on vient faire ?
 »

Il s’agit d’une compte-rendu de course sur 305 pages, une course imaginaire [1] d’alpinisme dans les années 1970 (le livre est paru en 1976), mais pas n’importe quelle course : une première ! La première d’une voie « impossible », le Grand Champel. Une fiction d’alpinisme, en somme. Quatre jeunes gens partent en grand secret pour réaliser la première. Et sur la face, rencontre verticale inopiné avec une autre cordée, un guide et son client, venus dans le même objectif. Entre coups bas et coups hauts, entre neige et rocher, entre horizontalité et verticalité, les luttes intestines de deux cordées pour sortir « la voie » en premier, bien sûr ! Mais ce sera sans compter avec les éléments, qui finalement seront les plus forts. Retraite qui prend des allures de Bérézina. Et les rivalités de s’estomper, l’unité pour lutter contre l’adversité. La tempête soufflera sur ce frêle petit monde, la voie restera (en partie) vierge, le tribut payé plutôt élevé... Un récit profondément humain, beau, tout simplement.

Le ton est léger, prenant, le récit technique et précis. Réaliste : la condition sine qua non. Les personnages hauts en couleur, on se les imagines bien, ces Charlots, avec ses logorrhées de « Bordel de nom de Dieu de bordel ! » Jackson avec sa pudeur déplacée, Miche la force tranquille, Kid le silencieux, et ce Georges, calculateur, avec son client Alexandre. C’est aussi une sublime histoire d’amour (« C’est sans la moindre visée érotique qu’elle se fraye un chemin jusqu’au pubis et qu’elle enserre d’un coup dans sa main déployée tout le sexe qui se fait lourd et chaud mais respecte le pacte de tendresse. ») dans ce monde presque exclusivement mâle, car Jackson, sous un surnom qui claque le masculin, est une ravissante jeune femme... C’est plein d’humour, superbement bien rythmé et très très prenant. On y trouve même quelques sympathiques allusions à la science : « Il en déduit un premier théorème : le propre de la neige c’est de se mettre en boule. Si on la cohère un peu comme le laser, qui n’est qu’une extrapolation sophistiquée de la boule de neige, on en fait un objet préhensible. » « Le célèbre polygone de sustentation démontre une nouvelle fois comme il supporte mal les excentricités. » La fin, tragique, est haletante de suspense, et chose rare, elle m’a tiré quelques larmes, la fin. Tragique.

« — Bordel de nom de Dieu de putain... »

Gérard Herzog est le frère de Maurice le fameux vainqueur de l’Annapurna en 1950, il a adapté son roman dans une série télé en trois épisodes en 1980-1981. Dans cette série jouent sa femme, Marie-Josée Neuville et Guy Marchand, entre autre. Le film existe en DVD, je l’ai vu, et c’est un superbe complément — ou pas — au bouquin. Malgré la longueur (trois épisodes d’une heure et demi chacun, ça nous fait quatre heures et demi de film intimiste sur un huis-clos entre alpinistes et montagne !) on ne s’ennuie pas une seconde, très bien joué, même si j’avoue que j’ai visualisé la chose en trois fois.

« Un vrai montagnard met son point d’honneur à revenir comme il est parti : seul ! Pas besoin d’être suivi par une bonne d’enfant, protégé de loin par des hélicos, des radars, des fusées à la con remboursées par la Sécurité Sociale. »

Il existe bel et bien une « voie Jackson », qui se trouve dans la face nord des Droites dans le massif du Mont Blanc. Mais si l’époque pourrait coïncider : la première ascension date de fin juillet 1978 par S. Shea et D. Jackson, en revanche le matériau ne convient pas : la « voie Jackson » de l’histoire est une voie de rocher. Tandis que la « Jackson » des Droites est une voie glacière de 90° cotée ED... Et puis ce n’est pas le même Jackson... Et puis le bouquin a été écrit avant la voie dans les Droites...

« Le bonheur, c’est cela : deux petites taches blanches qui brillent vaillamment dans le noir. »

[1Je croyais qu’il s’agissait d’une course imaginaire, mais en fait pas tant que ça : l’histoire ressemble fortement à celle de la première tentative en juillet 1961 du Pilier Central du Frêney, une voie directe qui sort au sommet du Mont Blanc, versant italien, essentiellement rocheuse et mixte, longue et dure, se déroulant de surcroît à haute altitude car au-dessus de 4000 m. Le guide italien Walter Bonatti part en compagnie d’un ami, Andrea Oggioni et de son client Roberto Gallieni ; au refuge ils rencontrent la cordée partie la veille composée des parisiens Robert Guillaume, Pierre Kohlman, Pierre Mazeaud et Antoine Vieille qui a le même objectif. Plutôt que de se tirer la bourre comme dans le roman de Gérard Herzog, les deux équipes choisissent plutôt d’unir leurs forces pour tenter de venir à bout de la voie. Tout se passa bien jusqu’à deux longueurs du sommet : le mauvais temps s’abattit sur ce petit monde avec une violence inouïe, les obligeant à un bivouac trempé sous les coups de semonce issus du ciel. Mais la tempête qui les assaille est exceptionnelle, au bout de deux jours de ce régime, faute de pouvoir sortir par le haut, ils vont entamer une retraite par le bas. C’est Bonatti qui mènera la troupe, devant, lui seul connaît le chemin. Mais l’épuisement guette, avec le froid — ils sont trempés — et la faim. Au pied du pilier un ultime bivouac dans une crevasse, avant de continuer la descente dans une neige horriblement profonde. Les alpinistes, à bout de force, s’effondrent définitivement l’un après l’autre. Seuls trois survivants, Bonatti, Mazeaud et Gallieni, arriveront au refuge salvateur, dans la nuit du samedi au dimanche, près d’une semaine après être partis...


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