Les tribulations d’un (ex) astronome

Climatoscepticisme : L’innocence du carbone (vraiment ?)

mardi 31 mars 2015 par Guillaume Blanc

À la rentrée universitaire 2014, je débutais un cours intitulé « Physique et Société » à l’université Paris Diderot. Dans ce cours, je parle, entre autre chose, du réchauffement climatique. Pour préparer cette partie, j’ai dû lire beaucoup de choses, n’étant pas un spécialiste des sciences du climat. C’est ainsi qu’au détour d’un échange de mails avec des amis, je suis tombé sur le livre de François Gervais : « L’innocence du carbone - L’effet de serre remis en question » paru en septembre 2013 ; l’auteur étant professeur émérite de physique l’université de Tours, je me suis dit qu’en lisant ça, j’aurais des arguments scientifiques étayés en faveur du climatoscepticisme, ce courant de pensée qui nie le réchauffement climatique ou plus récemment l’origine anthropique de celui-ci. Disons que j’avais envie de voir ce que racontent ces gens-là sans pour autant me farcir toute la littérature sur le sujet, qui recèle un large éventail d’arguments bidons.

En fait, autant le dire tout de suite, je n’ai pas réussi à finir ce bouquin. J’en ai lu les quelques dizaines premières pages, puis la suite en diagonale.

De toute façon, l’auteur pose son argumentaire dès la première page, dans l’avant-propos ; page 11, une figure montre l’anomalie de température, c’est-à-dire la différence entre la température mesurée et une température de référence, en fonction de la concentration en CO2. Si les deux sont corrélées, une telle figure doit le montrer. Il prétend que personne n’a pensé à faire ce graphique...

L’innocence du carbone, figure 0, p. 11
Température par rapport au taux moyen de CO2. © Albin Michel.

On constate déjà que l’échelle choisie pour les ordonnées est inadéquate, tendant à écraser toute corrélation, si corrélation il y a... La manière de présenter des résultats est assez déterminante ! Comme il veut montrer qu’il n’y en a pas de corrélation, malgré ce que tous les climatologues prétendent, mesurent et simulent depuis plusieurs décennies, il met une échelle qui va dans son sens. Mais ce n’est pas tout...

Intrigué par ce diagramme, j’ai voulu en avoir le cœur net. Je suis allé chercher les données qu’il cite pour faire moi-même le graphique en question.

J’ai ainsi trouvé plusieurs jeux de données (cités par l’auteur à différents endroits de son livre) pour les variations de températures globales de la planète me permettant de refaire cette figure. Des données provenant de mesures terrestres (CRU) et des mesures provenant de satellites (MSU). Les deux jeux ne couvrent pas la même période temporelle (1851-2015 pour CRU, 1978-2015 pour MSU). Par ailleurs, les périodes de références permettant de mettre en avant les « anomalies » de température sont également différentes (1978-1998 pour MSU et 1961-1990 pour CRU).

Séquence temporelle pour l’anomalie de température pour deux jeux de données

Les données sur la concentration en CO2 proviennent quant à elles de l’observatoire du Mauna Loa à Hawaï.

Concentration en CO2 en fonction du temps
D’après les données de l’observatoire du Mauna Loa.

Les deux figures suivantes, anomalie de température en fonction de la concentration en CO2, sont ainsi faites avec ces deux jeux de données (MSU et CRU) pour l’anomalie de température.

Anomalie de température en fonction de la concentration en CO2 (données CRU)
Les données d’anomalie de température moyenne (sur l’ensemble de la surface du globe) mensuelles sont tirées du Climatic Research Unit (University of East Anglia), jeu de données CRUTEM4. Les données relatives à la concentration moyenne mensuelle en CO2 sont issues de l’observatoire du Mauna Loa (Hawaï). L’ajustement linéaire donne une pente de +0,016°C/ppm pour cet ensemble de données couvrant la période 1975-2013.
Anomalie de température en fonction de la concentration en CO2 (données MSU)
Les données d’anomalie de température moyenne (sur l’ensemble de la surface du globe) mensuelles sont tirées du réseau MSU/AMSU, jeu de données pour la basse troposphère LT5.6. Les données relatives à la concentration moyenne mensuelle en CO2 sont issues de l’observatoire du Mauna Loa (Hawaï). L’ajustement linéaire donne une pente de +0,008°C/ppm pour cet ensemble de données couvrant la période 1978-2013.

La figure suivante est un zoom sur la période sélectionnée par François Gervais pour faire sa figure, avec les données MSU, avec à peu près la même échelle en ordonnée. Non seulement il écrase la figure avec son choix d’échelle en ordonnée, mais il en sélectionne une petite sous-partie...

Reproduction de la figure 0 du livre
Zoom sur les données de température MSU en fonction de la concentration en CO2, pour la période 1997-2010, correspondante à peu près à la période de la figure 0 du livre de F. Gervais, avec la même échelle en ordonnée. J’obtiens un ajustement linéaire avec une pente de 0.007 °C/ppm, contrairement à l’auteur du livre...

Et malgré cela, contrairement à lui, qui prétend obtenir une corrélation faible, avec une pente légèrement négative (-0,00004 °C/ppm), j’obtiens une nette corrélation avec une pente de +0,007 °C/ppm !

Je me demande comment on peut « trafiquer » à ce point des données pour leur faire dire ce que l’on souhaite. Une attitude complètement « anti-scientifique » et même malhonnête surtout quand il s’agit de séduire un public « non-scientifique » à travers un livre « grand public » pour lui asséner des pseudo-vérités anti-scientifiques. Je suis un peu tombé des nues, si je peux imaginer un hurluberlu lambda procéder à ce genre de chose, je ne pensais pas qu’un professeur émérite de physique dans une université, bardé de distinctions honorifiques de surcroît (comme je n’en aurais jamais !) et ayant occupé moult postes à responsabilités dans sa carrière (comme je n’en aurais jamais !), puisse faire preuve d’une aussi grossière malhonnêteté ! Ceci étant, il y a des antécédents en la matière...

Par curiosité, je suis allé voir un peu plus loin dans son ouvrage, pour tomber sur cette intrigante figure (figure 2, p. 32) :

L’innocence du carbone, figure 2, p. 32
Accroissement annuel moyen du taux de CO2 dans l’atmosphère mesuré à l’observatoire de Mauna Loa par la NOAA, décalé de six mois vers la gauche, comparé à l’évolution de température mesurée par satellite dans la basse troposphère. © Albin Michel.

En superposant ainsi les variations de la température et celle de la variation annuelle de la concentration en CO2, François Gervais entend nous montrer que les variations de la température arrivent avant celle du CO2, et donc que ce sont les variations de températures qui engendrent celles de la concentration en CO2, et non l’inverse !

Comme j’avais les données de températures en poche, je suis allé chercher celles du taux d’accroissement de la concentration de CO2 ou variation annuelle de la concentration en CO2 sur le site de l’observatoire de Mauna Loa.

Taux annuel d’accroissement du CO2

J’ai bidouillé pour pouvoir superposer ces deux lots de données qui n’ont rien à voir entre eux. Et contre toute attente, ce n’est pas un décalage de 6 mois vers la gauche qu’il faut appliquer au taux d’accroissement du CO2 pour le superposer tant bien que mal aux variations de la température, mais un décalage de 6 mois vers la droite !

Anomalie de température et taux d’accroissement de la concentration de CO2 en fonction du temps
Dans l’idée de reproduire la figure 2 du livre de Gervais, j’ai tracé l’anomalie de température (à laquelle la tendance à l’accroissement a été soustraite) en fonction du temps, ce à quoi on a superposé le taux d’accroissement de la concentration en CO2, issu de l’observatoire du Mauna Loa (pour lequel j’ai également soustrait la tendance à l’augmentation, et j’ai ramené ses variations à celles de l’anomalie de température pour superposer les deux lots de données). La courbe noire représente l’anomalie de température, la courbe verte le taux d’accroissement du CO2, la courbe rouge, le même mais décalé de 6 mois à gauche, et la courbe bleue, le même décalé de 6 mois à droite.

Ce qui signifie que non seulement François Gervais trompe encore une fois allègrement son monde en prétendant l’inverse, mais on vérifie plutôt ainsi que le taux de variation de la concentration en CO2 précède les variations de température (et non l’inverse comme il le prétend éhontément). Enfin, les variations temporelles entre les deux quantités se ressemblent effectivement vaguement, mais ce n’est tout de même pas l’entente parfaite... Et je ne suis pas certain que le CO2 « pilote » effectivement la température sur un intervalle de temps de six mois. Mais ceci est une autre histoire que je laisse aux spécialistes du sujet !

Bref. Je passe sur la suite du livre qui est horriblement pénible à lire : autant les frères Bogdanov racontent n’importe quoi dans leurs bouquins, mais on ne peut leur enlever leur talent de conteur qui fait que leur prose se lit comme un bon roman de gare, autant François Gervais raconte n’importe quoi et nous embarque dans des trucs complètement alambiqués. Il parvient même à rendre absconse la physique du rayonnement thermique [1], tout comme la thermodynamique [2], et j’en passe [3]...

J’avoue que je me demande encore et toujours comment (et pourquoi !) un physicien en arrive à pondre ce genre de truc ? La question qui me tarabuste ensuite, c’est comment a-t-il soudoyé les éditions Albin Michel pour qu’elles publient ce pamphlet ? Certes, l’édition tout court ne bénéficie pas de la relecture par les pairs comme l’édition scientifique, mais tout de même, un minimum de rigueur éditoriale serait parfois bienvenu !

La couverture est barrée d’un bandeau rouge où l’on peut lire « Contre les idées reçues » ; idées reçues qui sont des preuves scientifiques ? En tout cas, la falsification de courbes, c’est visiblement l’antienne des climatosceptiques... Et ça, ce n’est pas une idée reçue !

Que dire de plus ?

[1Il y a des approximations physiques qui sont étranges, comme p. 128 : « Le corps noir émet un rayonnement global qui ne dépend que de la puissance quatrième de la température absolue exprimée en kelvin. » Pour le profane, cela peut paraître erroné : déjà le rayonnement est de nature électromagnétique, et c’est la puissance surfacique de ce rayonnement qui dépend uniquement de la puissance quatrième de la température du corps en question, et non de n’importe quelle température (loi de Stefan-Boltzmann) ; son intensité dépend de la longueur d’onde et de la température (loi de Planck)... p. 127 : « Aux énergies supérieures, les photons sont tellement énergétiques qu’ils deviennent susceptibles de se transformer spontanément en matière et antimatière, suivant un scénario analogue à la naissance de l’univers selon le modèle du big bang. » Ouh là ! Je ne sais pas où il est allé chercher ça, peut-être dans un bouquin des Bogdanov, mais en tout cas, le modèle du Big Bang ne dit pas ça du tout ! p. 124 : « Tout corps chaud émet de la chaleur dans la région infrarouge du spectre électromagnétique. » Ce n’est pas faux, mais c’est très imprécis ! Car tout corps émet un rayonnement électromagnétique en fonction de sa température. Mais le domaine du spectre dans lequel il émet majoritairement varie justement avec la température, ce n’est pas seulement l’infrarouge ! D’ailleurs, l’auteur appelle « loi de Planck » la loi donnant la longueur d’onde d’émission maximale du spectre du corps noir, alors qu’il s’agit en fait de la loi de Wien (cf. p. 125). Etc.

[2p. 140 « Dans la basse troposphère, le transfert radiatif est faible devant les échanges de chaleur par conduction thermique. » Et non, M. Gervais, c’est l’inverse ! p. 147 : « On ne peut raisonnablement parler d’effet de serre concernant Vénus puisque son atmosphère est opaque dans la partie visible du spectre électromagnétique. Sa surface ne peut donc recevoir de rayonnement direct du Soleil, invalidant le principe de l’effet de serre. » Là, je tombe des nues (encore). Le coefficient de transmission de la lumière visible par l’atmosphère vénusienne est certes faible, mais non nul (10 %), et ça suffit pour que l’effet de serre fonctionne à plein régime sur Vénus ! Jusque-là, et malgré le sous-titre de l’ouvrage « L’effet de serre remis en question » je pensais que l’auteur avait compris au moins les grandes lignes du mécanisme de l’effet de serre. En fait, non...

[3Sans compter que visiblement les bases de la science climatique ne sont pas non plus assimilées, mais je laisse un expert du domaine dire ce qu’il pense du livre de François Gervais.


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