Les tribulations d’un (ex) astronome

Le problème à trois corps

mardi 31 décembre 2019 par Guillaume Blanc

Je suis tombé cet été sur le premier tome de la trilogie science-fictionesque de l’auteur chinois Liu Cixin, intitulé Le problème à trois corps. Un synopsis de bon augure, un côté hard science que j’apprécie dans ce genre de littérature. Le tout avec un canevas qui promettait un avenir dystopique.

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Je viens de terminer le troisième et dernier volet. J’ai tout lu sur ma liseuse, parce que je l’ai, parce que c’est pratique dans le RER (lire d’une main tout en étant compressé…), parce que c’est pratique au lit le soir, parce que voilà.

De fait, bien calé dans mes principes, je m’étais toujours dit que je ne lirais jamais en numérique. Le papier, oui, le numérique, non ! Vive les livres ! Et puis, et puis… L’idée de la liseuse a commencé à s’immiscer en moi. J’ai d’abord lu un bout de livre sur mon téléphone. Et puis j’ai décidé de sauter le pas, de m’en faire offrir une. Une Kobo par la Fnac, parce que visiblement, il y a surtout les Kindle d’Amazon et les Kobo (disponibles par la Fnac) sur le marché, que la Fnac a le mérite d’être franco-française (enfin, même si on ne sait plus trop avec cette mondialisation, mais toujours est-il que c’était le cas au début), même si Kobo est canadien au départ puis japonais maintenant, même si la Fnac commence à me courir sur le haricot avec son service après-vente pourri, mais c’est une autre histoire. Ceci étant, les deux types de liseuses, Kindle et Kobo, n’acceptent pas les mêmes formats de livres numériques. Ce serait trop beau. Et le format epub, utilisé par Kobo, me semblait être assez répandu…

J’ai ainsi eu une première liseuse Kobo fin 2016. Au premier abord j’ai été surpris. Je m’attendais outre à un bon confort de lecture, ce qui est effectivement le cas, à une tactilité sans faille : habitué du smartphone, je n’avais même pas idée qu’il peut en être autrement. Et bien si : le côté tactile de la liseuse et donc la navigation dans les menus, les dictionnaires, la prise de notes, etc. n’est pas hyper au point. Ça patine. De quoi s’arracher les cheveux, presque. Au départ j’ai cru que ma liseuse avait un bug. Mais non, le SAV de la Fnac était catégorique, tout cela est normal. De fait les appareils en rayon font tous la même chose. Alors j’ai mis de côté mes attentes, qui concernaient surtout la prise de notes pendant mes lectures, la recherche de mots dans le texte, après lecture, bref, tout ce qu’on peut finalement difficilement faire avec un livre de papier. Une liseuse c’est bien pour lire, point barre. On peut encore guère y faire autre chose, malgré les annonces alléchantes.

La technologie des écrans n’est pas la même que sur les smartphones et tablettes. Les liseuses utilisent la technique de l’« encre électronique » dont l’avantage est de faire persister l’affichage sans consommer d’énergie, sauf si on éclaire l’écran. Une liseuse c’est quand même bien pour lire au lit, le soir, sans déranger, parce que l’écran est rétroéclairé, c’est bien pour emmener en montagne, parce que ça pèse pas lourd, ce n’est pas très volumineux, et pour lire dans le dortoir, on ne dérange personne. On ne risque pas de tomber en panne de bouquin, seulement en panne de batterie. Mais elle dure longtemps la batterie de la liseuse. Encore que, j’avais cru qu’il m’en restait suffisamment un soir, mais non. Suffisamment pour partir cinq semaines au Népal (ou ailleurs) ? Je ne sais pas. À tester. J’ai fini par casser l’écran de cette première liseuse, fragile, donc ; le SAV de la Fnac n’a rien voulu savoir. Je m’en suis fait offrir une autre un an plus tard en 2018. La tactilité y est bien meilleure que sur la première, mais ce n’est pas encore comme sur un écran de smartphone. En revanche, elle consomme plus d’énergie quand l’écran est rétroéclairé.

J’ai lu quelques livres avec ces ustensiles, 1Q84 de Murakami, magnifique fresque fantastique, Farenheit 451 de Bradbury, classique dystopie, le dernier Vargas, Quand sort la recluse, chouette polar, Sapiens de Harari, essai sur l’histoire de l’humanité dont il n’est pas facile de distinguer les faits scientifiques d’éléments narratifs, ou vulgaire défense du capitalisme ?, Yeruldelgger de Manook, étonnant roman noir mongol, Le gang de la clef à molette de Abbey, un road trip d’écoterroristes à l’américaine, La veillée, de Carton, Le Cercle de Eggers, autre dystopie sordide sur la domination d’une entreprise style GAFA, dont le but vise à supprimer toute vie privée, Les aventures de trois russes et de trois anglais dans l’Afrique Australe de Verne, surprenant roman sur une mesure de l’arc de méridien terrestre, Soudain, seuls de Autissier, belle histoire de survie au bout du monde, Le grand jeu et Bacchantes de Minard, Sérotonine de Houellebecq, Pandemia de Thilliez, etc.

Et puis, je viens de terminer la trilogie du Problème à trois corps de Liu Cixin. Dont je voulais vous parler avant cette digression. Pour ce faire, je vais forcément spoiler un peu. Sachez auparavant que j’ai adoré. Si jamais mes goûts et mes couleurs en matière de littérature de science-fiction peuvent vous être d’une quelconque utilité.

Spoiler. Anglicisme qui vient du verbe anglais to spoil, abîmer, gâter, lui-même issu de l’ancien français espoillier signifiant ruiner, piller. Plutôt que d’utiliser l’anglicisme spoiler (à prononcer spoïler), on pourrait plus intelligemment réemployer espoillier, nettement plus joli (me semble-t-il). Visiblement, en français, le néologisme « divulgâcher » est entré dans le dictionnaire récemment, pour désigner un texte qui dévoile tout ou une patrie de l’intrigue d’une œuvre. Encore plus moche que « spoïler ».

Donc la suite de ce billet risque d’espoillier un peu le canevas de la trilogie, à bon entendeur.

Le premier tome, s’intitule Le problème à trois corps, le second, La forêt sombre et le troisième et dernier La mort immortelle. L’idée de base part d’une réinterprétation du paradoxe de Fermi par Liu Cixin. Ce paradoxe consiste à se demander pourquoi l’humanité n’a pas encore trouvé trace d’une civilisation extra-terrestre, alors qu’il existe des milliards d’étoiles dans notre galaxie, dont bon nombre plus vieilles que le Soleil, et bon nombre de planètes ou systèmes planétaires orbitant autour (on le sait aujourd’hui, même si Enrico Fermi devait le supposer dans les années 1950 quand il se posa ces questions). La solution du paradoxe reste spéculative, diverses hypothèses ont été formulées (très faible probabilité d’apparition d’une vie intelligente, la vie intelligente existe ailleurs, mais sa détection est impossible ou nécessite des technologies hors de portée pour les humains, etc.).

Liu Cixin suppose au contraire que l’univers est peuplé de civilisations à des degrés divers de connaissances et d’avancées technologiques. Mais se basant sur deux principes de ce qu’il appelle la cosmosociologie, sociologie des civilisations extra-terrestres, à savoir qu’une civilisation va tout mettre en œuvre pour survivre, d’autre part elle va inévitablement s’accroitre exponentiellement. Compte tenu de la quantité de matière finie dans l’univers, il est dangereux pour toute civilisation de révéler son existence, car une autre voudra la détruire nécessairement pour limiter son expansion et son utilisation des ressources. Le cosmos est ainsi une vaste « forêt sombre » peuplée de civilisations qui tentent soit de rester invisibles aux yeux des autres soit d’anéantir la moindre autre civilisation potentiellement concurrente. Ou les deux.

Les humains sont-ils trop naïfs d’envoyer dans le cosmos des signaux de leur existence ? Non seulement des ondes électromagnétiques, qui, heureusement (?), sont rapidement atténuées avec la distance, mais aussi des informations sur notre civilisation sur une plaque disposée sur deux sondes Pioneer lancées au début des années 1970 pour explorer le Système Solaire externe et qui continue de voguer dans l’espace interstellaire, bouteilles dans la mer cosmique. La probabilité qu’elles échouent sur une plage peuplée est heureusement (?) faible.

Dans le premier tome, on apprend qu’une scientifique chinoise ayant une dent contre la Chine en particulier, qui a assassiné son père, physicien, pendant la Révolution Culturelle, et contre l’humanité en général, découvre un moyen d’amplifier les communications électromagnétiques vers l’espace et en profite pour envoyer un signal d’existence de la civilisation humaine dans le cosmos. Signal intercepté par une civilisation issue d’une planète orbitant autour de l’étoile la plus proche, alpha du Centaure, qui se trouve être un système de trois étoiles. Or une planète orbitant autour de trois étoiles a une orbite chaotique. Les habitants de cette planète ne sont jamais sûrs que leurs « Soleils » vont se lever le lendemain. Les trisolariens, tels qu’ils se nomment dans le roman, vivent des ères régulières, prévisibles, entrecoupées d’ères chaotiques, où tantôt leurs étoiles sont extrêmement loin ou trop près, dans les deux cas interdisant toute vie à la surface de la planète. Les trisolariens ont mis au point un processus de déshydratation de leurs corps pour patienter pendant les ères chaotiques. Mais l’annonce de l’existence d’une planète accueillante, sur une orbite non chaotique, autour d’une étoile sympathique, à quatre années-lumière les convainc de partir à sa conquête, ce faisant en exterminant ses habitants, les humains. Une flotte spatiale est en partance, elle sera là dans quatre siècles.

L’humanité a un peu de temps pour organiser sa résistance. Sauf que les trisolariens, dont les connaissances scientifiques sont bien en avance par rapport aux connaissances humaines, envoient des particules élémentaires sur Terre intriquées ce qui leur permet non seulement d’espionner exhaustivement la civilisation humaine, mais encore de perturber les expériences de physique fondamentale, bloquant ainsi l’évolution des connaissances.

Cette épée de Damoclès imaginaire qui pèse ainsi sur l’humanité toute entière m’a fait penser à celles, bien réelles, auxquelles nous devons faire face : les crises environnementales. Le couperet de ces dernières n’est pas précisément daté, comme la date d’arrivée des Trisolariens, il s’agit de quelque chose qui va arriver, qui arrive, de manière constante, diffuse et sournoise, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Néanmoins, dans les Trois corps, l’humanité va passer par diverses phases plus ou moins plaisantes en attendant l’arrivée de la flotte trisolarienne. Des sondes vont notamment arriver plus tôt. Et provoquer quelques dégâts.

Le monde inventé par Liu Cixin est d’une incroyable richesse. Ses romans se focalisent sur la science et la technologie, avec un soupçon de psychologie et d’organisation sociale. Un suspense maintient le lecteur en haleine jusqu’aux dernières pages. 1977 pages en tout. Habituellement, dans ce genre de série, je me lasse rapidement. Je n’ai lu que les premiers tomes de Fondation de Asimov, de la trilogie martienne de Robinson, de la dystopie Silo de Howey, etc. Ici, ça se lit comme un unique roman d’une profonde autocohérence.

La science y est brillamment omniprésente. Le titre du premier opus fait référence au problème de mécanique céleste des trois corps : il s’agit de déterminer les trajectoires de trois masses en interaction gravitationnelle. Poincaré a montré que ce problème n’avait pas de solution analytique. Même s’il anime toujours les mathématiciens.

J’avais lu, il y a un certain nombre d’années un autre roman de science-fiction autour d’une planète en orbite instable autour de deux étoiles. Il s’agit de Solaris de Stanislas Lem. J’avais adoré ce roman plus psychologique que physique, mais néanmoins basé sur les connaissances astrophysiques de l’époque (1961). Bien plus que le mythique film que Tarkovski en a tiré, deux heures d’inaction douloureuse. J’avais préféré la version de Soderbergh de 2002, probablement au grand dam des cinéphiles.

Des résultats de la physique moderne sont également largement évoqués dans la trilogie de Cixin, l’intrication quantique, les univers multidimensionnels, les trous noirs, les neutrinos, les ondes gravitationnelles. Liu Cixin explore les théories spéculatives proposées par ces différents domaines de la physique pour les appliquer dans son histoire futuriste. L’humanité voit sa science bloquée, mais elle peut malgré tout développer la technologie à partir des connaissances acquises jusque là. Hibernation, voyages spatiaux sont les principales avancées, qui permettent aux personnages de franchir le temps et l’espace au-delà du Système Solaire. Son arrogance historique est néanmoins parfois mise à rude épreuve. Les civilisations extra-terrestres de la forêt sombre ne sont pas en reste pour lui rabattre son caquet, avec des technologies basées sur des connaissances scientifiques au-delà de toute spéculation humaine, notamment dans le dernier tome, La mort immortelle, où le Système Solaire se trouve bidimentionnalisé au risque de faire sombrer l’univers tout entier…

Un chercheur en civilisation chinoise à l’université de Lyon 2 a publié un article sur le statut de cette trilogie dans la science-fiction chinoise, ainsi que sur sa réception à l’international. Il évoque, en Chine, un avant et un après les Trois corps. Publiée en Chine en 2006-2008, elle est traduite en français en 2016, 2017 et 2018, le traducteur n’est autre que Gwennaël Gaffric, le chercheur susmentionné.

Les astrophysiciens — comme d’autres scientifiques ! — ont la part belle dans l’étude et la recherche de solutions pour résoudre cette crise planétaire. Un peu comme dans Le nuage noir de Fred Hoyle. Ils sont à l’origine de la crise, puisque sans la découverte (fortuite) du mécanisme d’amplification des ondes électromagnétiques par le Soleil, pas de message envoyé et donc pas d’invasion. Plus tard, dans l’ère de la Dissuasion, quand l’humanité menace de révéler à l’Univers les coordonnées de la planète Trisolaris, c’est l’astrophysique (et la psychologie) qui permet de trouver cet état d’équilibre, Guerre Froide galactique, pour un temps de paix malheureusement temporaire.

La science et la technologie sont au cœur de l’édifice du roman. Mais l’auteur explore également des modèles de société, au cours des diverses époques plus ou moins sombres qui ponctuent la chronologie. La religion n’a pas lieu d’en être, sauf au début, avec une organisation sectaire, l’OTT — L’Organisation Terre-Trisolaris —, en faveur de l’invasion extra-terrestre, les trisolariens étant vénérés comme des Dieux par les adeptes. Une autre allusion religieuse est faite à la toute fin, avec une évocation au principe anthropique fort : « L’apparition de la vie nécessitait la combinaison parfaite de plusieurs constantes universelles, dont la précision était de l’ordre du milliardième de milliardième. » (La mort immortelle, p. 725). Le principe anthropique faible stipule que notre position dans l’univers est forcément compatible avec notre existence. La version « forte » dit que les lois fondamentales et la valeur des constantes sont à dessein pour permettre notre existence. D’où une connotation religieuse.

La fin du roman évoque également la cosmologie, les théories des univers-bulles ou multivers. Un certain nombre de civilisations parsemant l’Univers ont fini par pouvoir fabriquer de petits univers isolés du reste. Ce qui finit par poser des problèmes, car ce faisant, ils soustraient de la masse de l’univers originel. Or de fermé, sur le fil de la masse, et promu à un effondrement — et donc à une renaissance ? —, celui-ci pourrait devenir ouvert et voué à une mort d’expansion éternelle noire et froide…

Sur ces mots, je cesse d’espoillier !


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