Les tribulations d’un (ex) astronome

Les furtifs

dimanche 8 mars 2020 par Guillaume Blanc

De Alain Damasio. Un roman étonnant, épais, j’aime ça, dystopique, j’aime ça, anti-conformiste, j’aime ça. Une France vendue littéralement aux grandes entreprises, Paris appartient à LVMH, Lyon à Nestlé — Nestlyon —, les rues sont réservées à certains citoyens — privilèges —, qui payent un abonnement pour pouvoir y accéder. Tout un chacun est soumis à une bague « intelligente » (l’Anneau ?) qui sert pour communiquer, pour jouer, pour se repérer, pour invoquer d’innombrables « applis », le téléphone futé, est désormais dans un anneau que l’on porte au doigt. Mais il sert aussi à tout savoir sur tout le monde, forcément. « La guerre, c’est contre les citoyens maintenant. Surtout. Paix civile. Gestion des milices. Cribles statistiques. Suivi des populations à risque. Tracklistes temps réel. » (p. 469) Les drones veillent. Alors forcément, quand ce monde, cette société apprend l’existence d’êtres qui vivent en symbiose avec les humains, mais dont personne ne soupçonnait l’existence, à part un petit groupe de l’armée, le Récif, qui les étudiait, les chassait, tellement ils sont invisibles, cachés, furtifs… Quand la fille de Lorca et Sahar, Tishka, 4 ans, disparaît, morte ? enlevée par des furtifs ? partie ? Sahar s’enfonce dans le déni et l’oubli, Lorca devient un membre du Récif, pour retrouver sa fille. S’ensuivent des folles aventures à la frontière de la légalité d’un pouvoir liberticide.

« D’une telle intelligence sensible sont ces animaux, en fusion si viscérale avec leur environnement ! Ils se déplacent si vite et si bien, en pleine perception de chaque son et de chaque matière alentour qu’il y a quelque chose de dérisoire à vouloir les capturer. » (p. 107)

Une fable magnifique, science-fiction (pour combien de temps ?), philosophique, réflexion sur la place de l’homme dans le monde animal, dans le monde vivant, sur une société vérolée par le big data, les réseaux sociaux, les écrans, l’IA, le virtuel (« Chez cette génération, la tranche d’attention continue avoisine les trente secondes. Elle était encore de deux minutes il y a dix ans. » (p. 69)), le capitalisme. La culture politique de la peur (des furtifs, en l’occurrence), sa marchandisation qui cristallise la société autour d’un dirigeant (sauveur ?), tout écho avec des réalités du moment sont fortuites ! La richesse de ce roman est quasiment inépuisable. L’écologie, l’humanisme, le respect (en fait !), la science (je me demande ce qu’en dirait Roland Lehoucq ?), la technologie, mais aussi le rêve, la révolution, les arts, qu’ils soient visuels, auditifs, tout y est. La nature, merveilleuse, dans sa création furtive. La société, à réinventer.

J’espoile un peu, la violence capitaliste de l’État perd de sa puissance face à la divulgation du savoir. La peur instillée à des fins électorales recule devant la connaissance. La puissance de l’explication, de la compréhension. Sahar est « proferrante », interdite d’enseigner, elle le fait clandestinement. Il y a du loup là-dessous. La peur de la bête. Quand sa connaissance fascine et rassure. Il faut continuer d’enseigner, sans relâche, c’est la clef d’une société libre et éclairée. Le plus beau métier du monde, en somme.

Le futur fait rêver, dans ce cadre :

« Educal, bordel ! La multinationale de l’enseignement. Le leader mondial. En Europe, ils ont racheté tous leurs concurrents privés en moins de cinq ans : Profession Professeur, MonProf et même Conatus… Et maintenant, j’ai eu plusieurs échos convergents là-dessus, ils s’attaquent à la proferrance, pour faire place nette. Avec des méthodes d’intimidation juridique et policière plutôt féroces. » (p. 49)

Les réformes que nous subissons, éducation nationale, enseignement supérieur, y tendent, subrepticement. Privatisation des services publics.

« — En vertu du Code de la concurrence, je vous arrête, madame Sahar Varèse, pour exercice illégal de l’enseignement. » (p. 50)

Le style est incroyablement fouillé, les narrateurs sont les protagonistes, tout à tour, chacun à son style, plus ou moins littéraire, plus ou moins soutenu, parlé, haché. Chaque personnage a également sa propre typographie. Alain Damasio invente un monde littéraire, graphie, style, vocabulaire. Il hybride non seulement la fille de Lorca et Sahar, mais également les mots, les phrases, la ponctuation. J’ai mis du temps – quelques mois – à me décider à le lire ; j’en avais envie après avoir écouté Damasio en parler sur France Culture, mais j’hésitais à cause de ce style nouveau, inventé à l’occasion, allais-je m’y faire ? Ne serait-ce pas « difficile » à lire, à s’approprier ? Sur 688 pages, il ne faut pas buter à chaque mot, passer son temps à déchiffrer. J’ai sauté le pas en me faisant offrir le pavé à Noël. J’ai été happé dès les premières pages. Jusqu’au bout. Un livre étonnant, à lire sur du vrai papier et non sur une liseuse. Un roman fleuve, fluide. Le relire doit être un plaisir renouvelé, tellement il fourmille de détails. Fascinant, littéralement.

« On peut couper en deux un arbre qui a fait repousser ses bourgeons et ses feuilles deux cent cinquante printemps de suite avec une tronçonneuse à essence et en huit minutes. On peut abattre un jaguar qui court à 90 km/h dans une savane en un dixième de seconde et avec une seule balle. Qu’est-ce que ça prouve de nous ? Qu’on sait stopper le mouvement ? Qu’à défaut d’être vivants, nous voudrions nous prouver qu’on sait donner la mort ? » (p. 107)


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