Les tribulations d’un (ex) astronome

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L’approche par compétences

mercredi 18 mars 2020 par Guillaume Blanc

Je crois que j’ai entendu parlé pour la première fois de l’approche par compétences (APC) lors du colloque Enseigner la Physique à l’Université 2017, à l’occasion d’un atelier sur l’évaluation que nous avions organisé : des inspecteurs d’académie de l’éducation nationale étaient là, et disaient que le concept se mettait en place au lycée, ils venaient nous en vanter les mérites.

Deux ans plus tard, lors de la préparation du colloque Enseigner la Physique à l’Université 2019, nous avions discuté d’organiser une session, avec une ou plusieurs interventions, sur l’approche par compétences. Devant mon ignorance crasse de la question, une collègue m’a envoyé un article sur le sujet plutôt critique et caustique mais qui avait le mérite d’être clair : L’approche par compétences : une mystification pédagogique, par Nico Hirtt (L’école démocratique, n°39, septembre 2009). Je l’ai lu avec intérêt, mais dubitatif, à l’époque. Et puis j’ai été happé par d’autres choses.

Mais l’APC semble toujours dans l’air du temps — plus que jamais ? —, et bien qu’enseignant à l’université de Paris (ex-Paris Diderot), j’ai aussi un pied dans un autre monstre, l’université Paris-Saclay, car mon laboratoire, l’IJCLab (encore un monstre, décidément !) est sur son campus. J’y suis quelques formations en pédagogie, de temps en temps, en voisin, c’est juste à côté. L’approche par compétence y est fortement ancrée dans l’air du temps, c’est une vision top-down, c’est-à-dire portée par la présidence et imposée (?) à tous [1]. Pour me faire une idée de la chose, je suis allé à une formation sur le sujet, à Paris-Saclay, le 12 mars 2020. Pour préparer cela, j’ai relu l’article sus-cité de Hirtt, et j’ai lu le chapitre d’introduction de Jacques Tardif (Des repères conceptuels à propos de la notion de compétence, de son développement et de son évaluation) de l’ouvrage Organiser la formation à partir des compétences (De Boeck Supérieur, 2017) pour avoir une autre version. Autant l’article de Hirtt m’avait paru d’une grande limpidité à la première lecture, et il l’est toujours à la seconde, très instructif de surcroît, autant la lecture de l’article de Tardif m’a laissé pantois : un gloubi-boulga de vocabulaire technique incompréhensible… Qui me fait penser aux Impostures intellectuelles d’Alan Sokal et Jean Bricmont. Comme pour cacher le néant derrière un vocabulaire pseudo-savant ?

Il suffit pour s’en convaincre de regarder la définition que fait Jacques Tardif de la notion de compétence : « une compétence est un savoir-agir complexe reposant sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations. » ?!!??!

En comparaison, Hirtt, dans son article, dit : « Ce qui caractérise l’approche par compétences, c’est que les objectifs d’enseignement n’y sont plus de l’ordre de contenus à transférer mais plutôt d’une capacité d’action à atteindre par l’apprenant. Une compétence ne se réduit ni à des savoirs, ni à des savoir-faire ou des comportements. Ceux-ci ne sont que des ‘‘ressources’’ que l’élève ne doit d’ailleurs pas forcément ‘‘posséder’’ mais qu’il doit être capable de ‘‘mobiliser’’ d’une façon ou d’une autre, en vue de la réalisation d’une tâche particulière. » C’est déjà plus clair. D’autant qu’un peu plus loin (p. 27), Hirtt dit : « Souvent, le discours des compétences tente de camoufler son vide conceptuel derrière un langage pseudo-scientifique parfaitement abscons. »

L’article de Tardif ne parle que de « professionnalisation de l’étudiant » et ses exemples sont tirés des études d’infirmiers [2], de médecine ou de master tourisme. Quid des études théoriques comme la physique, les maths, bref, les sciences fondamentales, par exemple ? Hirtt critique cette approche pédagogique (voir aussi : http://ife.ens-lyon.fr/publications...) comme une attente du monde de l’entreprise qui souhaite de surcroît minimiser ses coûts de formation en embauchant des diplômés « prêts à l’emploi » et flexible quant au marché du travail. Mais où les savoirs et la compréhension des concepts deviennent anecdotiques. Avec l’APC, « L’élève y apprend davantage à se ‘‘débrouiller’’ face à une situation nouvelle plutôt qu’à acquérir une véritable maîtrise théorique des savoirs. » Ainsi : « un entrepreneur n’a que faire d’un ouvrier qui saurait interpréter le ‘‘voltage’’ comme ‘‘une variation de l’énergie potentielle dans un champ de forces’’ ; en revanche, il attend de lui qu’il sache manipuler un nouveau modèle de voltmètre en lisant son mode d’emploi ou, mieux encore, sans avoir à le lire. Il n’a pas besoin de travailleurs qui comprennent le monde naturel ou social ; il a besoin d’efficacité immédiate, dans des situations variées mais dans un champ limité de ‘‘familles de tâches’’. » (Hirtt, 2009).

Tout cela ne serait pas forcément très grave si cette épidémie d’APC ne se répandait pas par le haut, sans aucune justification pédagogique. Visiblement certains dirigeants de l’université Paris-Saclay sont tombés sous le charme de cette approche défendue bec et ongle par Jacques Tardif, un ancien professeur de pédagogie de l’université de Sherbrooke au Québec, qui avait donné une conférence sur le sujet à Orsay à l’occasion d’un colloque en avril 2018. La journée à laquelle je vais (seulement le matin), jeudi 12 mars 2020 s’intitule « Évaluer les compétences » avec deux conférences, l’une de Marianne Poumay, l’une des auteurs du livre sus-cité avec Jacques Tardif, qui est professeure de pédagogie à l’université de Liège et Violaine Charil, ingénieure pédagogique à l’université de la Rochelle, venue relater un exemple de mise en place d’APC dans son université.

Un superbe livret en papier glacé sous le sceau de l’université Paris-Saclay m’est remis au début de la journée organisée sous le patronage d’Isabelle Demachy, vice-présidente Formation et Vie Étudiante. Le livret s’intitule Approche programme compétences et Alignement pédagogique. Dubitatif au premier abord quant à son titre ronflant et au grammage du papier, il se révèle néanmoins essentiellement axé sur « l’alignement pédagogique », à savoir la mise en cohérence entre les enseignements, les objectifs et les évaluations dans un même parcours universitaire, ce qui va résolument dans le bon sens. L’APC n’y tient, finalement, pas une grande place.

En revanche, les deux conférences de la matinée montreront ce qu’il en est vraiment. Ce que je retiens de la conférence de Marianne Poumay (1 h 20 tout de même !), c’est que l’on ne sait pas quelle est l’efficacité pédagogique de l’APC ; il semble n’y avoir aucune évaluation scientifique de cette approche, pourtant largement répandue depuis plus de 20 ans [3] !! En guise de pseudo-justification, elle a cité une méta-analyse d’évaluations de l’apprentissage par problèmes et par projets (Transformation du curriculum : vers un apprentissage par problèmes et par projets, Anette Kolmos, Jette Holgaard et Xiangyun Du in Denis Bédard et al., Innover dans l’enseignement supérieur, 2009), mais si l’APC semble tenter de se dissoudre dans des pratiques pédagogiques « actives » qui me paraissent louables (apprentissage par problème, apprentissage par projets, grilles critériées, etc.), l’abandon du socle des savoirs et de la compréhension des concepts au profit de pseudo-compétences, sous le prétexte que la réussite des étudiants serait alors meilleure semble fumeuse. Hirtt la qualifie ainsi de « pédagogie dogmatique et bureaucratique » où l’enseignant va s’enfermer dans un travail « routinier, bureaucratique extrêmement normatif ». Il suffit de voir les matrices, portfolios et autres « innovations » liées au concept d’APC pour s’en convaincre. La deuxième intervenante, sur une diapo montrant le cadre de travail dans son université a mis en exergue le fait d’« éviter le dogmatisme », ce qui est en contradiction flagrante avec ce que disait la première intervenante, à savoir que l’efficacité de l’APC n’est pas testée scientifiquement. Il s’agit donc d’un dogme. Qui semble attirer nombre de collègues, ce qui est inquiétant : personne dans la salle n’a eu l’air offusqué ou critique. La lecture de l’article de Hirtt et de ceux de Crahay devraient pourtant inciter à la prudence dans la mise en œuvre tout azimut de ces pratiques.

Pour beaucoup de méthodes pédagogiques, il est difficile de cerner leur réelle efficacité sur la réussite étudiante en terme d’ancrage des savoirs et de leur compréhension (car c’est bien l’objectif, n’est-ce pas ?). Il faut probablement multiplier les initiatives (qui sont rarement des « innovations » si chères à nos bureaucrates, l’université (française) étant particulièrement en retard en terme de pédagogie ; les innovations en question datant souvent d’une bonne vingtaine d’années) différentes, plutôt que de vouloir absolument tout miser sur un dispositif particulier. La généralisation de l’APC à l’université serait mortifère, car dissoudre les savoirs et la compréhension des phénomènes dans des « tâches complexes » ne s’appuyant plus qu’anecdotiquement sur ces connaissances (car alors il faudrait doubler le temps d’étude, afin d’abord acquérir les connaissances nécessaires, pour ensuite pouvoir les appliquer sur des « compétences »), est à l’opposé de la mission initiale de l’université, transmettre le savoir. Que les directions d’établissement s’arrangent pour former les enseignants-chercheurs à la pédagogie, les accompagnent dans leur pratiques d’enseignement, dans leur éventuelles envie de changements, d’expérimentations, oui, mais imposer systématiquement une modalité qui n’a pas fait ses preuves d’efficacité pédagogique doit être refusé (collectivement). D’autant que la mise en place de l’APC demande énormément d’investissement en temps de la part d’équipes pédagogiques entières, comme en témoignait Violaine Charil, la seconde intervenante. Pour quel résultat ?

Le plus inquiétant est que cette APC est au cœur de l’évaluation des formations par le HCERES (Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur), comme le soulignait Violaine Charil. Et de fait, le Référentiel pour l’évaluation d’une formation conférant le grade de Master – campagne d’évaluation 2020-2021 précise dans la partie « Organisation pédagogique de la formation » : « La formation donne une place importante à l’approche compétences.

  • La formation est définie suivant un référentiel de compétences que s’approprie l’équipe pédagogique. Elle transcrit les unités d’enseignement en compétences.
  • La formation est définie en blocs de compétences.
  • Un portefeuille de compétences, ou un outil similaire, permet aux étudiants d’évaluer leurs acquis.
  • La formation prévoit des modalités pédagogiques diversifiées (interdisciplinarité, approche par projets, démarche portfolio, jeux sérieux, amphithéâtre actif, …). »

Ce n’est pas très étonnant de la part du HCERES, qui un outil biaisé d’évaluation bien peu indépendant du pouvoir. Donc un peu de dogmatisme dans ses critères, ce n’est pas pire que le reste ! Quant à l’université, avec la loi LRU, elle devient petit à petit une entreprise, avec l’APC, elle devient petit à petit au service des entreprises.

Pour conclure je dirais que la vigilance est de mise sur cette histoire d’APC. Cela me semble une approche inadéquate au moins pour les formations universitaires fondamentales. Il ne faudrait pas que nous nous laissions emporter par des beaux discours. Ce texte est le résultat d’une réflexion personnelle suite à la lecture de quelques articles sur le sujet. Ma bibliographie est loin d’être exhaustive, elle est donc forcément biaisée. Avant de mettre le pied dans l’antre de l’APC, j’invite quand même mes collègues à se plonger dans ces articles (et d’autres…) pour se faire une idée par eux-mêmes : le jeu en vaut-il la chandelle ?


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