Les tribulations d’un (ex) astronome

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La nuit des pères

dimanche 20 novembre 2022 par Guillaume Blanc

Une découverte. Je ne connaissais pas l’écriture de Gaëlle Josse. Je lis moins de romans en ce moment, les essais accaparent une bonne partie de mon temps de lecture amaigri. Mais comme j’ai le plaisir d’avoir fait la photo de la couverture, j’ai lu La nuit des pères. J’ai tout de suite été subjugué par l’écriture.

« À l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui. »

Tout est résumé dans cette première phrase.

L’histoire d’une femme qui retourne longtemps après vers ses montagnes natales, à l’appel de son frère ainé, car leur père vieillissant perd la mémoire. Une épreuve pour elle que de revenir, de revoir ce père qu’elle a passé son enfance à tenter de plaire, sans succès. Enfance terrible, où les montagnes recueillaient plus d’amour du père que sa fille. Dissymétrie, le fils, choyé, la fille, broyée. Jusqu’à la fuite, la passion à l’exact opposé de celle du père, au fond des mers. Une mère disparue trop tôt — ingrate maladie —, un père peut-être débordé par sa solitude, par sa responsabilité parentale, par un héritage patriarcal ancestral, mais surtout par ses épouvantables souvenirs d’une guerre d’Algérie impitoyable, comme toutes les guerres, inhumaine, comme toutes les guerres. Il finit par cracher le morceau. Ça explique les cris d’épouvante dans la nuit, qui glaçait la fille au-delà du mur, à côté, sans qu’elle n’en sache l’origine. Subir. La guerre a bon dos. Se construire autrement, seule. Endurer d’autres épreuves, la mort accidentelle de l’être aimé…

Un roman à trois voix, longue introspection de la femme, de la fille à la première personne, un récit adressé au père. Tutoiement. Récit du père, de la guerre, de sa jeunesse perdue, à la première personne, court et incisif. Récit du fils, succinct, initiatique, à la première personne.

Un fond écologique, une critique en filigrane d’une certaine forme de société, qui se retrouve plus importante dans l’autre roman de Gaëlle Josse que j’ai lu, par la suite : Ce matin-là. Là, c’est la guerre qui détruit les hommes, les femmes, et les âmes de ceux qui restent, c’est le patriarcat à l’état pur, la fille honnie, maltraitée, simplement parce qu’elle est née « fille », parce que les horreurs de la guerre n’expliquent pas tout.

Une nature présente, à protéger, à montrer à faire comprendre. Mais pas celle de la montagne, trop adossée à la figure paternelle. Celle de la mer, des animaux qui la peuplent. À défaut d’hériter de l’altitude, la fille plonge dans les profondeurs. Deux mondes similaires, en fait.

« Les requins, aussi. Je me souviens de ce déchirement à les voir condamnés à tourner, à glisser, à errer dans si peu d’espace, quelques milliers de litres d’eau, jusqu’à ce que mort s’ensuive, sous la lumière, sous le regard des visiteurs avides. »

La montagne est là sans être là. C’est une montagne associée au père tant aimé, désiré, puis finalement fui, haï.

« J’avais peur de la nuit à la maison, je haïssais la montagne qui m’empêchait de voir la vie au loin. »

Le père est guide, il emmène des gens en montagne, seule chose qu’il a pu faire au retour d’Algérie. On ne sait pas trop s’il est guide de haute montagne (emmène-t-il des gens grimper ?) ou accompagnateur (il les emmène randonner…), mais peu importe, la montagne est aimée de ce père, quand sa propre fille ne l’est pas malgré l’espoir qu’elle y met.

« Tu ne seras jamais aimée de personne. Tu m’as dit ça, un jour, mon père. Tu vas rater ta vie. Tu m’as dit ça aussi. De toutes mes forces, j’ai voulu faire mentir ta prédiction. »

« Tu ne semblais rendu à la vie qu’au moment de nous quitter et de partir grimper sur ta putain de montagne, un chapelet de randonneurs à ta suite, comme le joueur de flûte du conte. »

« C’est un perpétuel jaillissement de beauté, ta montagne. Je comprends que tu l’aies tant aimée. Mais moi, c’est toi que j’aimais. »

L’écriture de Gaëlle Josse est envoûtante, je me suis laissé entraîner dans les tortueux méandres des souvenirs et des pensées de cette femme éprouvée par la vie et qui, pourtant ne fait que regarder devant, tracer sa route ; en est-elle pour autant plus solide ? Ce n’est pas gai, pas drôle non plus, c’est pourtant beau, car l’écriture rend cela acceptable, beau. Une tranche de vie, comme cela arrive.

La photo de couverture. Silhouette montagnarde.

Et le marque-page...

Un appel de l’éditrice dans mon club de montagne, une photo de montagne recherchée. Une description à la fois très précise et évasive : « nous cherchons une image de montagne, idéalement de montagne brumeuse, avec ou sans neige, avec, soit (ce serait formidable), au premier plan des jambes d’homme qui marche dans la montagne (chaussures de montagne, mais sans accessoires — cordes, mousquetons, baudrier, dégaines, skis, raquettes — qui nous orienteraient sur une pratique vraiment sportive, alors que notre protagoniste est censé être un guide de montagne d’environ 70 ans) ; soit au deuxième ou troisième plan une silhouette d’homme de dos marchant dans la montagne, mais alors il faudrait que cette silhouette reste une silhouette, qu’il n’y ait pas trop d’éléments physiques qui viennent vraiment incarner le personnage. La photo ne doit pas être « évanescente », on cherche un rendu fort, tranché, pourquoi pas aride, métallique, franc, éventuellement intrigant ou mystérieux. »

Et suffisamment elliptique pour que j’arrive à trouver une cinquantaine d’images dans ma photothèque personnelle empilée depuis plus de quinze ans qui pourraient correspondre. L’une d’elles est retenue. C’est une des plus anciennes. Aïe ! J’espère que la faible résolution de mon appareil numérique de l’époque, mon « premier », un Canon Ixus 40, compact — le réflex numérique arrivera plus tard, fin 2007 —, sera suffisante.

C’était lors de l’été 2007. Avec Cécile, nous avions prévu d’aller faire une ascension au Pakistan avec un groupe d’alpinistes amateurs. Malheureusement, des événements politiques dans ce pays début juillet nous font renoncer à ce projet au dernier moment. Nous décidons d’aller ensemble dans les Alpes, dans les Écrins pour assouvir notre appétit de cimes, du côté de la Bérarde. Nous rencontrons un « chef » d’expédition à l’origine du projet prétendument expérimenté, mais il n’a jamais rien fait avec nous de tout le séjour, et deux autres camarades inexpérimentés en alpinisme. Cécile et moi débutons, et pourtant, dans les quelques tribulations, je serai celui qui a le plus d’expérience. Nous allons passer quelques jours autour de la Muzelle. Nous campons à côté du lac. Avec Cécile et les deux autres, nous décidons d’aller faire la Tête de la Muraillette, juste au-dessus. Nous en redescendrons en hélico. Le lendemain, avec Cécile, nous partons pour la Roche de la Muzelle, que nous ne ferons pas, nous arrêtant au col, trop de glace pour nous. Je ne me sens pas capable d’encorder avec nous les deux autres, surtout après l’expérience de la veille. Ça génère des tensions, ils avaient des attentes élevées, comme celles de clients envers leur guide. Que je ne suis pas. Nous partons, Cécile et moi, sur le sentier, à l’aube. C’était beau, comme souvent l’aube en montagne. La photo a été prise là, le 23 juillet 2007. La silhouette n’est pas un homme, guide de haute montagne, mais simplement Cécile. Cécile qui mourra en montagne un peu plus d’an plus tard, début août 2008, heurtée par une pierre dans une course avec un guide dans le massif du mont Blanc. Que cette photo, chargée d’émotions pour moi, ait été retenue, juste pour ce qu’elle est, contribue à la puissance du roman qu’elle illustre.

Dans la foulée, j’ai lu Ce matin-là. Une autre histoire, une autre femme. Un destin décalé par un père malade, dont il faut s’occuper trop jeune. Un métier qui n’est pas le sien. « Je vends de l’argent ». Une sorte de pis-aller à défaut de vocation. Un job prenant, englobant, abrutissant, soumission à l’autorité du N+1, courbettes et petits souliers. L’inévitable harcèlement, sexuel.

« Café d’accueil en thermos, batterie de tasses en faïence blanche, touillettes en plastique et sachets de sucre en poudre, corbeilles débordant de viennoiseries et de chouquettes, le mot de bienvenue du directeur régional, ventre tendu sous un polo jaune vif assez disgracieux, et l’inévitable succession de PowerPoints sur les objectifs, les résultats, la performance et le fameux ADN du groupe. »

Et puis un matin, la voiture ne démarre pas. Déclic. Prise de conscience. Effondrement. Ou renaissance ? « Au bord du jour, une certitude, une seule, gagne du terrain et s’accroche : aujourd’hui, elle n’ira pas travailler. »

Effondrement. Fond du trou. Burnout.

« Elle raconte, une fois de plus, le trop-plein de demandes, la brutalité des injonctions, les objectifs impossibles à atteindre, les phrases qui blessent lâchées dans les couloirs, hors témoins, les faux sourires pendant les réunions, les contrôles à tout moment, la froideur des mails, leurs contenus glaçants à l’écran, le téléphone de fonction qui vous poursuit le soir encore, et aussi pendant les vacances, les rivalités entretenues ou provoquées, la défiance qui s’installe, le toujours plus et le jamais assez. »

Bullshit job.

Une promotion qui n’est pas une transition, mais une addition, comme si les heures étaient extensibles, comme le temps s’écoulait plus lentement quand les responsabilités grandissent. « […] une charge de travail décuplée. » Dans ses cauchemars elle se retrouve coincée dans les cases d’un tableur… « Le sommeil a fui. Elle n’ose pas refermer les yeux de peur de retourner dans les cases du tableur […] ».

Et puis sa meilleure amie l’appelle, comme ça, une fois de temps en temps. Lui arrache des explications, patiemment. Et l’invite chez elle. Dans sa maison, une ferme à la campagne, avec son mari et ses deux enfants. Pas trop de moyens, mais la vie est belle.

La vie reprend.

Elle rentre. Démissionne. Entre autres. Reprend son rêve de jeunesse, partir. Avec douze ans de décalage. Mieux vaut tard…

Toujours une belle et captivante écriture. C’est prenant et réaliste, ça pourrait arriver tellement facilement, ça arrive tellement facilement, dirait-on. Burnout et bullshit jobs, c’est le duo gagnant du siècle, non ? Travailler plus pour gagner quoi ? Plus ? Plus de stress et moins de temps, plus d’argent et moins de vie. Croissance oblige. Vraiment ? Quelle obligation ? La vie oblige à se soustraire à ces obligations de croissance. Le « toujours plus » ne peut être dans des journées finies, des semaines finies, des années finies, une planète finie.

Parfois, le destin rattrape les rêves et les court-circuite, pour mieux les implanter ensuite, plus tard. Ou simplement offrir une translation temporelle, un décalage. C’est ainsi.

Ces deux romans de Gaëlle Josse illustrent deux aspects des plus sordides de nos sociétés qui sont tellement ancrés en nous par des générations et des générations d’éducation au « c’est comme ça » : le patriarcat qui se déverse comme une bile sur une enfant qui n’a rien demandé ; le travail aliénant qui broie ses travailleurs. Et non, ce n’est pas comme ça. Ça n’a pas à être comme ça.

Quand allons-nous changer tout ça, pour des vies humaines équilibrées, respectueuses. Équilibrées entre nous, mais aussi avec le reste du vivant. Parce que tout est lié.


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